Samir Geagea a survécu à la guerre du Liban et à la prison. Icône de la résistance chrétienne contre l’occupation syrienne, sorte de moine-soldat de la politique, il se confie à Valeurs actuelles à l’heure de son grand retour en force politique.
Quartier général des Forces Libanaises (FL), Meerab, Mont-Liban. Rencontre avec Dr Samir Geagea, chef du parti chrétien des Forces Libanaises, indispensable allié du Président Aoun,qui vient de placer quatre ministres au gouvernement. L’homme a passé injustement onze ans en prison, dans une cellule insalubre au troisième sous-sol du ministère de la Défense, alors sous occupation syrienne. Il vit actuellement dans sa maison-forteresse à Meerab, commune chrétienne située au flanc des collines verdoyantes du Mont-Liban et surplombant la Méditerranée. Il est réputé pour la cohérence de sa ligne politique, son idéalisme intransigeant, son engagement chrétien et son penchant invétéré pour la Liberté. Inspiré par l’histoire des maronites ; « peuple martial et résistant du Moyen-Orient » tels que décrits par l’historien des religions Robert Ellwood, il émaille ses discours politiques de références historiques dans un souci permanent d’affirmation identitaire : Saint Jean Maron premier patriarche maronite nommé en 686, la lutte de ses ancêtres chrétiens pour la souveraineté et la liberté sous les occupations successives. Samir Geagea nous a accordé un entretien exclusif, lui qui n’aime pas les feux des projecteurs médiatiques et qui garde en lui la sobriété du montagnard et le travail pointilleux, lucide et ininterrompu du guerrier.
A.B : Dr Geagea, vous avez passé 11 ans en prison. Vous aviez le choix d’échapper à ce sort, d’être au gouvernement ou de prendre les chemins de l’exil. N’avez-vous pas « joué votre peau » en optant pour la prison ? J’emprunte cette expression à l’anthropologue Nassib Nicholas Taleb qui a sorti un excellent livre portant le titre : « Jouer sa peau ».
S.G : Moi, je vis ma peau. Et je ne suis pas prêt du tout à vivre autrement. C’est plus fort que moi. J’ai été façonné dans ce moule ancestral du rejet de la capitulation. Je ne peux pas faire autrement. Je ne suis pas intéressé par les choses futiles de la vie. Je ne suis même pas intéressé par les vacances ; véritable frustration quand je suis loin de mon parti et du Liban. Pour mieux vous éclaircir les choses, j’avoue que je suis très influencé par certaines théories psycho-philosophiques ; la notion jungienne des « archétypes ». L’histoire a été marquée par des personnes : des rois, des guerriers, des saints, des moines… Ceux-ci sont des archétypes, des modèles. On est « moulé », à notre insu. Moi, je suis un guerrier en premier lieu et un éternel disciple. Ma vie perd son sens si j’abandonne le champ de bataille et chaque jour pour moi est un défi à relever et promet une leçon à apprendre. Le politique ne forme que 5 à 10% de l’Histoire. Le reste c’est des histoires personnelles. Une force intérieure m’a poussé vers la prison. C’était une tendance incoercible. Je me suis librement livré aux autorités sachant que le Président de la République à l’époque, feu Elias Hrawi, m’avait conseillé de recourir à l’ambassade du Vatican à côté de ma résidence pour réclamer un asile politique.
A.B : Vous ne vous êtes jamais dit : « je vais mourir en prison ? » Pourquoi avez-vous refusé l’exil ? Le général de Gaulle est parti à Londres, a mené le combat de là-bas et a su incarner « la France gaulliste ». C’était un simple colonel qui a osé dire « La France c’est moi ». Vous, Samir Geagea, représentez une grande partie des chrétiens libanais. L’idée de vous battre à l’extérieur, quitte à revenir, ne vous a-t-elle pas habité ?
S.G : Du tout. C’est un anathème pour moi. Le champ de bataille c’est « Ici ». D’ailleurs, quand je suis sorti de prison, j’ai été plusieurs fois à Paris. J’ai contemplé les bâtiments, les rues. Tout était calme et normal. La vie continuait. Mais c’était une autre vie ! Ce n’est pas un terrain de lutte. Donc, c’est un asile. Et moi, je ne suis pas prêt à vivre dans un asile. Il faut toujours être présent sur le champ de bataille pour pouvoir mener à bon port son combat, même à partir d’une cellule de 6 mètres carrés. Je vis toujours avec mon impression, c’est-à-dire avec mon instinct. Au moment où les calculs des communs des mortels présageaient qu’on allait me tuer à l’intérieur de la prison, mes impressions me susurraient le contraire. L’important c’est de continuer à faire face, à résister, sans répit, et à confronter. Si je cesse de confronter, je meurs. C’est mon sort et ma trajectoire tracée. Je ne peux y échapper.
A.B : Mandela, d’ailleurs en restant dans la prison comme vous, n’a-t-il pas acquis une certaine légitimité ? Avez-vous de la colère envers vos bourreaux : le régime syrien, en l’occurrence ?
S.G : Il y a deux grandes différences entre Mandela et moi. La première, est une différence logistique. Mandela a été « séquestré » dans une villa. Moi, j’étais dans une cellule au troisième sous-sol, à l’abri du soleil, humide et insalubre. Deuxièmement, et le plus important, j’ai entendu à plusieurs reprises Mandela exprimer sa hargne et sa colère : « Si vous saviez la quantité de colère que mon cœur referme, vous seriez ébahis. » Moi, je n’ai pas cette colère. C’était une histoire de confrontation pour moi. Dans la guerre, on ne se bat pas contre quelqu’un, mais contre quelque chose. On était en train de se battre contre l’hégémonie syrienne au Liban. Contre cette « Idée ». Ce n’était pas contre le geôlier qui montait la garde, dans la prison. C’était un simple fonctionnaire qui n’avait rien à faire dans cette affaire. Et puis, colère contre qui ? Bachar el Assad ? C’est stérile et contre-productif. Il faut avoir une position claire vis-à-vis du système. Et notre position est claire. On est contre le régime de Bachar el Assad pour mille et une raisons. Et ça relève d’un autre débat.
A.B : Est-ce cette absence de colère qui vous a poussé à tendre la main à votre adversaire politique chrétien, Michel Aoun, en soutenant sa candidature à la présidence de la république ?
S.G : C’était à vrai dire un calcul à froid et un concours de circonstances. Premièrement, on avait une vacance présidentielle qui a duré deux ans et demi, quand on a pris la décision de soutenir Aoun. Deuxièmement, subitement, sur le plan de la politique étrangère, la France et l’Arabie Saoudite et Nabih Berri et Saad Hariri, localement, se sont alignés derrière Sleiman Frangié. Monsieur Frangié adopte la même politique que Aoun. La seule différence c’est que Frangié est authentique dans sa politique pro-syrienne. Troisièmement, il y avait la plaie interchrétienne. Et c’est une plaie qui saigne depuis plusieurs décennies. Donc, je me suis dit, pourquoi pas ? On est face à deux candidats du 8 mars. Aoun est plus représentatif au niveau de la popularité. La plaie interchrétienne, quoique l’on pense de l’accord de Meerab, a été cautérisée. On a fait un pas symbolique pour tourner une page douloureuse de l’histoire. Ce n’était pas du verbiage hypocrite : « On s’aime beaucoup ». C’était une chose réelle. Sans l’appui des FL, le Général Aoun n’aurait pas accédé au Palais de Baabda. Le Palais de Baabda, symbole de la présence chrétienne au Liban, retrouve son aura de palais présidentiel.
A.B : Votre conscience du danger qui guette les chrétiens et le réflexe de vous battre pendant la guerre pour la protection de cette communauté, comment l’expliquez-vous ?
S.G : La conscience que les chrétiens du Liban doivent se battre pour survivre dans cette région est une conscience historique et continue. Elle n’était pas déclenchée par un événement circonstanciel bien précis. C’est bien enraciné en nous. Les événements des dernières années nous ont donné, à nous qui représentons une certaine tendance chrétienne résistante, beaucoup de raison. Je donne l’exemple des Yézidies en Irak qui n’ont pas tenu les armes et qui ont été décimés, malheureusement. Une autre tendance pendant la guerre commanditait une certaine vision de la chrétienté : « on gagnera en priant et avec notre bonté ». C’est vrai. Tendre l’autre joue, j’y crois. Mais à côté de cette croyance, il faut se battre pour survivre et pour pouvoir vivre cette foi chrétienne. Les Yézidis sont un peuple paisible. Leur religion s’approche de l’hindouisme. Voilà à quel point ils rejettent la violence. Et ils étaient les premiers à payer le prix. Au Moyen-Orient, il faut toujours être prêt à se défendre. Chose que les chrétiens d’Orient n’ont pas comprise. Il y a une différence entre l’évolution des chrétiens du Liban et l’évolution des chrétiens en Syrie. Avant la conquête musulmane, les chrétiens en Syrie étaient majoritaires. Au début de la conquête, les musulmans se retranchaient dans des châteaux forts en Syrie. Ils s’y cloitraient du Golfe persique jusqu’aux frontières de l’Empire byzantin. Les chrétiens de Syrie ont fini par briser le séparationisme islamo-chrétien. Ils se sont entraidés avec les musulmans. Une grande partie d’eux s’est convertie à l’Islam, le reste a accepté de payer la djiziah. Dans le siècle dernier, la plupart des chrétiens syriens étaient des arabistes : des nationalistes arabes ou des marxistes. D’où les Michel Aflak, George Habache, Nayef Hawatmé, etc. Les chrétiens du Liban sont conscients de leur identité. Comment se sont-ils rassemblés au Liban, ce pays aux montagnes imposantes et escarpées sachant que le Liban était païen ? La montagne libanaise a été la terre de refuge de tous les chrétiens du Machrek. Et c’est leur révolte qui les a réunis et qui a fait d’eux une communauté libre et indépendante.
A.B : Vous qui aimez les confrontations, aujourd’hui, vous en êtes où ? Comment qualifieriez-vous la situation actuelle au Liban ?
S.G : Pour le moment on n’a pas de préoccupations d’invasion extérieure ou des problèmes sécuritaires, à vrai dire. Le problème essentiel c’est l’Etat dans l’Etat. L’Etat libanais est très malade, à cause de ses responsables politiques. Les territoires libanais sont bien protégés grâce à l’armée libanaise, les cellules terroristes ont été démantelées. Mais sur un autre niveau, celui de la gérance de l’Etat, la corruption ronge les institutions. C’est cataclysmique ! Beaucoup de citoyens libanais ont perdu la confiance en leur Etat. Le taux de croissance a chuté de 5% entre 2010 et 2018, notre dette nationale est de 90 milliards de dollars et notre PIB est à 55 milliards de dollars. La situation est très alarmante. L’incompétence, l’insouciance, la paresse et l’irresponsabilité accablent la classe politique. Mon combat principal est contre la corruption. Le rêve nationaliste arabe s’est éteint. Le rêve islamiste, quant à lui, est en voie d’extinction. Daech était la crête de la parabole ascendante de l’islamisme. La parabole, logiquement, devient descendante après un moment donné. Malheureusement, l’Etat libanais est rongé par l’idéologie chiite de la « Wilayet el Faqih », sinon il aurait été plus solide. Le Liban est un projet « en cours », je n’arrête pas mon combat. Ce joli rêve mérite tous les sacrifices.
A.B : Que pensez-vous des mouvements dits populistes actuellement en Europe ? Que signifie cette montée nationaliste et identitaire partout, à l’ère de la mondialisation qui a rendu les frontières poreuses à l’immigration et qui a mis les peuples en insécurité ?
S.G : On ne peut pas mettre tous ces mouvements dans un même sac et les juger à pied d’égalité en passant par des analyses primesautières et non pondérées. Cette montée à l’heure actuelle est justifiée, même si quelques courants populistes sont allés loin dans leurs revendications. Cette nouvelle vague politique identitaire en Europe résulte de l’instabilité due à l’immigration anarchique et aux attentats terroristes qui ont secoué plusieurs pays européens. Malheureusement, la crainte de l’Autre n’est plus théorique mais réelle. Avant cette période, d’aucuns cherchaient à semer l’appréhension et la crainte de l’Autre par maintes stratégies politiques, mais ça réussissait rarement. Mais après les attentats terroristes qui ont fauché beaucoup de vies innocentes, comme les attentats du Bataclan et de Nice, la crainte de l’Autre est devenue réelle chez les peuples européens. Et c’est la raison principale derrière les nationalismes actuellement. Dans ce sens, il faut préciser que beaucoup de ces populismes n’ont pas de propositions crédibles. On ne peut en histoire être tout le temps tenté par la théorie de la pendule qui signifie : Quand un groupe va dans un sens extrême, l’effet pendule mène à l’autre extrême. Il y a un mimétisme qui s’opère, au point de tout refuser bon gré mal gré, et aller vers la haine et le radicalisme total. Partant de ce constat, cette période a besoin de réflexion pondérée, logique mais surtout réaliste avec à l’avenant, des mesures empêchant les gens d’aller dans une radicalisation inversée. Et je pense aux mesures suivantes : combattre avec fermeté le terrorisme, appliquer une politique migratoire claire et restrictive car la présence des migrants en grande quantité, anarchiquement et suivant une répartition non réfléchie et aléatoire mène à des crispations chez les peuples européens.
A.B : Y a-t-il un lien avec ce qui s’est passé au Moyen-Orient et votre combat pour préserver la présence chrétienne au Liban pendant la guerre civile ?
S.G : Bien sûr ! Il y a un lien indéniable entre notre combat pour la présence chrétienne au Liban et notre refus de nous soumettre entre 75 et 90, et les événements sanguinaires de purges ethnique, religieuse et autres en ce moment au Moyen-Orient. Ce lien acquiert sa crédibilité selon deux critères : premièrement, l’extrémisme religieux islamiste et deuxièmement, les tendances hégémoniques chez beaucoup de groupes au M-O pour avoir une mainmise sur un territoire et une communauté. Pendant la guerre civile, on a fait face à l’extrémisme d’une part, et les tendances hégémoniques chez des groupes armés venant d’en dehors du Liban, d’autre part. Ces deux points sont toujours les mêmes facteurs régissant beaucoup d’événements actuellement au M-O.
A.B : Pourquoi votre parti est-il devenu partenaire du PPE ? Quel intérêt ? Et quelle en est la traduction politique ?
S.G : On partage avec le PPE les bases fondamentales du travail politique ; surtout la démocratie et le respect des droits de l’Homme ainsi que le respect de l’Etat de droit. Par ailleurs, on n’attend pas à vrai dire de ce partenariat des résultats pragmatiques tangibles. Cependant, nous comptons sur l’interaction entre ces partis européens démocrates libéraux et notre parti car nous partageons le même esprit et les mêmes points d’appui dans le travail politique. Grand avantage pour nous ! En plus, on va pouvoir transmettre aux partis du PPE nos points de vue d’une manière directe pour une meilleure compréhension de notre lutte, et ceci influencera indirectement les politiques adoptées par les gouvernements dirigés par ces partis.
A.B : Est-ce que la paix au Proche-Orient est-elle toujours tributaire de la résolution du conflit israélo-palestinien ? Sinon, quelle serait la clé de voûte de la paix au Proche-Orient ?
S.G : La réponse n’est pas si simple. Il y a beaucoup de facettes aux conflits du Moyen-Orient. On gâtera le sujet si on assume péremptoirement que la paix au Moyen-Orient se réalise uniquement si le conflit israélo-palestinien est résolu. Mais aussi, on simplifie les choses si on ignore que le conflit israélo-palestinien est un aiguillon pour beaucoup de conflits au M-O et se répercute directement et indirectement dans les crises régionales. Je conclus donc qu’il y a une grande nécessité d’instaurer la paix en Palestine, car ça ne peut être que positif dans le contexte politique sulfureux du Moyen-Orient. Mais la simple résolution de cette crise ne va pas être une panacée magique pour tous les problèmes du M-O. Supposons que le conflit israélo-palestinien prend fin demain, le problème de la présence de Bachar el Assad en Syrie et de l’exportation de la révolution islamique iranienne dans les pays du M-O déstabilisera toujours la région. La solution de ce conflit est donc une condition nécessaire mais pas suffisante pour une éventuelle paix au Moyen-Orient.